Gestion chaordique. Entre chaos et ordre.

Gestion chaordique. Entre chaos et ordre.

Gaëtan Namouric
Notre époque ne peut plus se satisfaire de solutions simplistes à des problèmes complexes. C'est de ce paradoxe que l'idée de gestion chaordique est née... Et cette approche pourrait bien nous aider à diriger, dans une période aussi désordonnée que la nôtre...
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Gaëtan Namouric + MidJourney (6.0)

Nous sommes en 1990, et Dee Hock, à la tête de Visa, observe un phénomène unique : malgré son envergure mondiale, l’entreprise fonctionne selon une structure qui semble à la fois chaotique et organisée. Contrairement aux entreprises centralisées qui reposent sur des hiérarchies rigides, Visa se développe dans un cadre décentralisé, où chaque entité peut évoluer de manière autonome tout en contribuant à l’ensemble. Hock est fasciné par cette harmonie paradoxale entre l’indépendance des unités et la cohérence globale de l’organisation.

Il comprend alors que la meilleure gouvernance ne naît pas d’un contrôle rigide, mais plutôt de l’équilibre subtil entre deux forces opposées : le chaos, source de créativité et d’innovation, et l’ordre, garant de stabilité et de continuité. Ce mélange unique d’ordre et de désordre lui inspire un terme inédit : « chaordique ». Ce néologisme reflète sa conviction profonde que c’est en conciliant ces deux dynamiques que l’on peut bâtir des systèmes à la fois flexibles, adaptables et efficaces.

La notion de gestion chaordique dépasse largement les frontières des pratiques managériales pour toucher à des principes philosophiques universels. Hock n’invente pas seulement une nouvelle manière de gérer une entreprise ; il propose un véritable changement de paradigme, une vision du monde qui refuse l’opposition simpliste entre contrôle absolu et anarchie totale. Sa pensée rejoint, de manière implicite, des réflexions plus anciennes sur la nécessité d’accueillir le changement, l’incertitude, et la diversité des idées pour construire une organisation résiliente et durable.

Un modèle basé sur un contrat social clair

Cependant, il est essentiel de souligner que ce modèle chaordique ne signifie pas que tout pouvoir de décision est décentralisé de manière égale ou uniforme. Chaque organisation doit convenir d’un contrat social clair, établissant un cadre pour la collaboration. Ce contrat précise les rôles, les fonctions et les responsabilités de chacune des parties prenantes. L’autonomie offerte par le modèle chaordique repose sur une base de respect mutuel, où chaque membre de l’organisation, qu’il soit gestionnaire ou collaborateur, connaît les limites de son rôle et les attentes auxquelles il doit répondre.

Dans ce cadre, la gouvernance chaordique ne se contente pas de prôner une décentralisation complète. Elle cherche à équilibrer autonomie et responsabilité, tout en maintenant une collaboration structurée. Ce modèle ne peut fonctionner que si les parties acceptent que certains domaines nécessitent une supervision centralisée, notamment pour assurer la cohérence globale de l’organisation. La co-construction et la communication constante sont donc essentielles pour éviter toute dérive ou perte de direction.

Principes clés de la gestion chaordique :

  1. Réconciliation de l’ordre et du chaos : La gouvernance chaordique ne repose pas uniquement sur la décentralisation. Elle cherche avant tout à trouver un juste milieu entre l’ordre nécessaire pour maintenir la stabilité et la souplesse indispensable pour favoriser l’innovation. Plutôt que d’instaurer une anarchie organisationnelle, elle établit un cadre qui permet à chaque acteur de s’exprimer librement tout en respectant les structures établies.
  2. Contrat social et respect des rôles : La réussite de la gestion chaordique dépend de la reconnaissance mutuelle des rôles de chacun. Chaque acteur doit respecter les fonctions et responsabilités qui lui sont attribuées, mais également comprendre et respecter les fonctions des autres parties prenantes. Cela implique un contrat social solide, fondé sur une qualité d’échange et une transparence qui renforcent la coopération.
  3. Co-construction et intelligence collective : L’un des piliers de la gestion chaordique est l’implication active de tous les acteurs dans la prise de décision. Ce modèle privilégie une dynamique de co-construction, où la diversité des idées est non seulement acceptée, mais encouragée. Toutefois, cette co-construction repose sur une reconnaissance des responsabilités partagées, ce qui garantit que chaque décision prise reflète à la fois l’innovation et le respect des processus en place.
  4. Transformation progressive : Contrairement aux approches qui prônent des changements radicaux, la gestion chaordique valorise les petites transformations, permettant ainsi aux organisations d’évoluer sans perturber leur équilibre. En introduisant des changements par étapes, l’organisation peut tester, ajuster, et améliorer ses processus en temps réel tout en maintenant une certaine continuité.
  5. Humilité et exemplarité : Ce modèle demande un leadership humble, où le gestionnaire reconnaît qu’il ne détient pas toutes les réponses. L’écoute active des collaborateurs devient alors un moteur de succès. La gestion chaordique invite donc à repenser la relation au pouvoir, en favorisant un dialogue où chacun joue son rôle, tout en reconnaissant la nécessité d’un cadre structuré.

Critique des process rigides

Dans son œuvre « Socrate au pays des process », Julia de Funès critique l’obsession des entreprises modernes pour les process rigides, qui transforment les employés en exécutants mécaniques. Pour elle, les organisations ont trop souvent remplacé la réflexion individuelle par des procédures normatives, conduisant à une forme d’aliénation des travailleurs.

C’est précisément là que la gestion chaordique entre en jeu. Elle propose de remettre en cause cette rigidité en acceptant que le chaos, ou plutôt l’imprévisibilité, soit une part nécessaire de toute entreprise humaine. Comme le souligne Julia de Funès, "l’ordre, lorsqu’il est trop strict, étouffe l’intelligence", et c'est en laissant une certaine place à l’improvisation, au désordre créatif, que l’on permet aux individus de se réapproprier leur capacité à innover et à penser par eux-mêmes. La gestion chaordique offre donc une réponse à l’aliénation dénoncée par De Funès : en intégrant une part de chaos dans les systèmes organisationnels, elle redonne de la liberté et de la flexibilité aux acteurs tout en garantissant un cadre de stabilité.

L’ordre et le chaos : une dialectique créatrice

Le concept de "chaordique" repose sur l'idée que l'ordre et le chaos ne s’opposent pas mais se complètent. Cette dialectique rappelle la philosophie d'Heraclite, pour qui le changement et le désordre font partie de la nature de l'univers, ainsi que la pensée de Julia de Funès, qui critique les excès de la planification et de la rigidité organisationnelle.

De Funès, tout comme Hock, reconnaît que l’ordre est nécessaire pour éviter le chaos complet, mais elle s'oppose à l’idée d’un contrôle total. La gestion chaordique, en trouvant un équilibre entre ces deux pôles, rejoint cette perspective philosophique en prônant une structure souple, où les acteurs de l’organisation peuvent à la fois respecter un cadre et avoir la liberté d'agir de manière autonome. C'est ainsi que se construit une gouvernance qui, loin d’être paralysée par la bureaucratie, est vivante, adaptable et capable de répondre aux défis complexes du monde moderne.

Pourquoi aujourd'hui?

Les changements sociaux ont profondément modifié le rapport au travail.

En interne, nous sommes passés de l'ère de l'entreprise-reine, où les décisions étaient centralisées et hiérarchisées, à celle de l'employé-roi, où l'autonomie, le sens et la reconnaissance étaient au cœur des attentes. Aujourd'hui on assiste à un retour de balancier qui nous oblige à nous arrêter pour réfléchir à une mise à jour des modèles de gestion.

À l'externe, l'avenir autrefois incrémental et prévisible est devenu incertain, marqué par le chaos et le changements rapides. L'accélération des crises rendent la planification plus hasardeuse. On compte aujourd'hui une crise économique majeur aux 7 ans, sans compter l'instabilité géo-politiques et les crises sanitaires qui ont un impact rapide et direct sur toutes les organisations, dans tous les domaines. Ce double bouleversement, à la fois interne et externe, transforme les forces et faiblesses des organisations tout comme les opportunités et menaces qui les entourent. Ces évolutions nécessitent une nouvelle approche de la gouvernance, capable de concilier ordre et chaos : la gestion chaordique.

Vers une gouvernance humaniste et équilibrée

La gestion chaordique représente un modèle novateur de gouvernance, capable de répondre aux défis de la complexité et de l'incertitude du monde contemporain. En conciliant ordre et chaos, elle propose une approche équilibrée qui redonne de la flexibilité aux systèmes de gestion sans pour autant les plonger dans l’anarchie. Ce modèle, qui valorise l’intelligence collective et la participation active des acteurs, trouve des échos philosophiques profonds dans la pensée de Julia de Funès, qui critique les excès de la rigidité procédurale et plaide pour une réappropriation de la pensée critique et de l’autonomie au sein des entreprises.

Ce qu'il faut retenir

En fin de compte, la gestion chaordique et la philosophie de de Funès nous invitent à repenser les systèmes d’organisation pour les rendre plus humains, plus adaptables, et plus capables de faire face à l’imprévisible. Ils nous rappellent que c’est dans l’équilibre entre ordre et désordre que se trouve la véritable source de créativité et d’innovation.

Gaëtan est le fondateur de Perrier Jablonski. Créatif, codeur et stratège, il est aussi enseignant à HEC (marque-média), à l'École des Dirigeants et à l'École des Dirigeants des Premières Nations (pitch, argumentation). Certifié par le MIT en Design Thinking et en intelligence artificielle, il étudie l'histoire des sciences, la philosophie, la rhétorique et les processus créatifs. Il est l’auteur de deux essais et d’une centaine d’articles sur tous ces sujets.
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Bibliographie et références de l'article
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